lundi 14 septembre 2009

Un Américain Bien Tranquille

Cruelle ironie de l'Histoire, le film de Phillip Noyce dut affronter, à 50 ans d’intervalle, les mêmes critiques que le roman dont il est adapté. Si en 1955 Graham Greene fut accusé d'antiaméricanisme à la publication d’Un Américain bien Tranquille, le film le fut tout autant en 2002, au point où Miramax annula sa sortie pour cause de proximité avec le fameux 11 septembre et d’une vision de la CIA incompatible avec le Patriot Act. Mais grâce à la ténacité de Michael Caine, le film fût finalement projeté au festival de Toronto où son succès lui permit de débuter une exploitation dans... 6 salles !

Nous sommes ici au Vietnam en 1952 durant la période-charnière qui voit se mettre en place la future boucherie made in USA à la suite du naufrage colonial indochinois made in France, le tout sur fond de Communisme sanglant. Autant dire que l'époque est peu propice au triomphalisme et aux visions manichéennes de propagande.
C'est par le regard de Thomas Fowler, correspondant du London Times en poste à Saigon, que nous sommes témoins de l'engrenage infernal qui se met en place. Homme lucide, sensible mais désabusé, Fowler s'est depuis longtemps fondu dans cet environnement exotique qui n’en finit pas de se décomposer sous les coups de boutoirs de l’Histoire. Témoin professionnel revenu de tout et qui se targue de ne jamais prendre parti, le journaliste devenu presque dilettante ne vit que dans l’attente de retrouver sa jolie maîtresse vietnamienne : Phuong. Jusqu’au jour où il se lie d’amitié avec Alden Pyle, un jeune américain idéaliste et plein de bonne volonté fraîchement débarqué à Saigon…

Fort bien adapté par le brillant Christopher Hampton (Les Liaisons Dangereuses, Carrington...), le film de Phillip Noyce joue admirablement sur les deux axes principaux de l’intrigue : d’une part les coulisses d’événements historiques tragiques et d’autre part le registre sentimental du triangle amoureux qui se met en place. Les deux aspects sont abordés avec la même acuité sans tomber jamais dans le mélodrame facile ou la fresque grandiloquente. Ce qui, reconnaissons-le, est une surprise de taille de la part de Phillip Noyce dont la filmographie aseptisée ne brille ni par sa subtilité ni son regard pertinent sur le monde.

Soutenue par une sombre et magnifique photographie de Christopher Doyle (Hero, In the Mood for Love, 2046...), la réalisation est à la fois inspirée et discrète, résolument tournée vers les personnages. Le parti pris des champs-contre-champs filmés face caméra renforce encore le sentiment que les protagonistes nous prennent à témoin de leurs doutes, nous interpellant presque sur leurs choix moraux. Mais les auteurs n’oublient jamais non plus de faire avancer une intrigue aux relents de polar poisseux, ou bien d’user d’un savoir-faire très efficace lorsqu’il s’agit de mettre en image un effroyable attentat sur les lieux mêmes où il se déroula jadis. Le film fut d'ailleurs presque entièrement tourné au Vietnam.

Côté interprétation, Brendan Fraser incarne parfaitement le fringant mais ambigu Pyle. Il nous rappelle ici, comme dans Gods and Monsters, qu'il est un excellent comédien le plus souvent mal exploité. Quant à Do Thi Hai Yen qui interprète Phuong, elle est magnifique de sensibilité retenue et de complexité. Malgré un minimum de dialogue, elle parvient à semer le doute chez le spectateur quant à ses intentions et émotions, comme elle le fait avec les personnages du film.

Mais c’est bien sûr Michael Caine qui illumine le film tout entier. Rarement l’acteur aura été aussi bien servi par un rôle où il peut donner toute la mesure de son immense talent. D'une phrase, d’un regard, il emporte le spectateur dans le tourbillon de ses émotions contradictoires, sa détresse, son implacable lucidité désenchantée face aux horreurs du monde et au désordre de sa propre vie. Tout à tour poignant, caustique, amoureux, terrorisé, blessé surtout, le comédien est à chaque instant au sommet de son art sans jamais donner le sentiment d’une "performance". Bien davantage que pour son rôle de l’Oeuvre de Dieu, la Part du Diable, c’est évidemment avec ce personnage-ci que l’Oscar lui revenait de droit, célébrant enfin son talent autrement que dans le cadre d’un second rôle.

Mais l’on sait combien ces récompenses sont conditionnées par le contexte, le message et le succès du film. Or, outre son échec commercial, cet Américain bien Tranquille ne l’était sans doute encore pas assez pour être loué à sa juste valeur. Malgré une pluie de nominations internationales et une carrière chaotique étalée sur plus d'un an, cette nouvelle adaptation* du roman de Greene reste mal connue. Une injustice que le cinéphile curieux et exigeant ne manquera pas de réparer en découvrant au plus vite cet excellent film.


*Une première version fut portée à l’écran par Joseph L. Mankiewicz en 1958.

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