jeudi 24 mars 2011

Elizabeth Taylor (1932 - 2011)

Elizabeth Rosemond Taylor est morte à l'âge de 79 ans. Ce n'est pas un drame au-delà de ses proches, mais c'est un événement pour tout cinéphile, une page qui se tourne dans l'Histoire du 7e Art et l'épilogue d'un certain Hollywood dit "mythique".

À l'âge où l'on se fiche éperdument des génériques et où l'on ne fréquente les salles obscures qu'à l'occasion d'un Disney, son nom fut l'un des repères qui me permit de m'orienter dans un univers cinématographique encore flou et vertigineux. La diffusion télévisée du monumental - et sous-estimé - Cléopâtre de Joseph L.Mankiewicz fut l'un des déclics qui m'incita à pister qui faisait quoi derrière ces images flamboyantes. Par la suite, les noms du réalisateur et de l'actrice à nouveau réunis attirèrent mon attention : il s'agissait de Soudain l'Ete Dernier. J'aurais pu être déconcerté par le gouffre séparant l'austère adaptation de Tennessee Williams de la fastueuse superproduction antique : cela m'éveilla au contraire à l'infinie diversité du 7e Art.

Plus tard, lors de la fréquentation assidue des ciné-clubs, il me semblait que son nom ne quittait jamais l'affiche bien longtemps : Qui a Peur de Virginia Wolf, Une Place au Soleil, Boom, Reflets dans un Œil d'Or, La Mégère Apprivoisée, Une Chatte sur un Toit Brûlant, Géant... me faisaient découvrir au passage Mike Nichols, George Stevens, Joseph Losey, John Huston, Richard Burton, Marlon Brando, Montgomery Clift et tant d'autres encore. De fil en aiguille, les pistes se croisaient, s'assemblaient pour tisser un formidable réseau d'affinités affectives et professionnelles qui ne devait rien au hasard : Elizabeth Taylor avait bel et bien construit une carrière d'une richesse et d'une diversité sans égale. Je n'allais jamais voir un film pour elle, mais parce que sa présence était plus que d'autres la promesse de nouvelles découvertes et un gage de qualité bien au-delà de sa propre prestation.

Car malgré ses 2 Oscars, Elizabeth Taylor n'était pas la meilleure actrice du monde. Hormis dans Qui a Peur de Virginia Wolf où elle était à la hauteur de son statut de superstar et surtout de son immense partenaire de mari Richard Burton - qui lui n'obtint jamais la récompense suprême -, il fallait au mieux se contenter d'un jeu correct à la technique parfois datée. L'essentiel de son talent tenait plutôt à ce charisme si particulier qui, à la ville comme à l'écran, pouvait transformer en quelques instants la classe incarnée en virago d'une effrayante vulgarité. Son regard fulgurant d'une rare intensité, sa voix haute perchée, son profil de médaille et sa silhouette plantureuse illustraient à merveille cette dualité aristocratique et animale qui fascinait tant de prestigieux cinéastes. Une force de caractère qui imprimait si bien la pellicule que personne ne songeait lui confier des rôles de ravissante idiote.

Enfant gâtée issue d'une famille aisée, coachée par une mère ex-actrice, la petite Liz connut très tôt la célébrité. À 10 ans elle tourna son premier film, à 12 rencontra un premier grand succès et atteignit définitivement le statut de superstar en 1956 avec Géant de George Stevens. Symbole du Hollywood des grands studios, elle fut aussi celui de leur chute et de la fin d'une discipline de fer qu'ils imposaient à leurs cheptels de comédiens sous contrats. Se moquant des codes moraux et des agents de com' qui orchestraient autant la carrière que la vie privée des stars, Elizabeth Taylor n'en fit qu'à sa tête durant toute sa vie. Cette volonté de s'émanciper de toute autorité morale fit d'elle l'une des premières vedettes à occuper les journaux autant pour sa carrière que pour sa vie privée : mariages à répétition, deuils, opérations multiples, passion du luxe, amitiés indéfectibles, contrats pharaoniques, excès divers, tout était proportionnel à l'idée que le public se faisait d'Hollywood et de son apologie de la démesure.

Première actrice à franchir le cap symbolique du million de dollars pour son rôle dans Cléôpatre, elle fut surtout une pionnière pour exiger un pouvoir croissant sur les films auxquels elle participait. Gérant au mieux sa notoriété, elle influa très tôt sur le casting, le choix du réalisateur ou l'orientation d'un projet à une époque où ce n'était guère l'usage. Il en résulta cette filmographie unique et incomparable à celles de la plupart de ses collègues féminines de l'époque.

Bien sûr, seuls ses proches surent quel être humain elle fut au-delà du glamour publicitaire enveloppant toute star de son envergure. Parmi les innombrables anecdotes à son sujet, l'une d'elles nous donne peut-être un indice sur sa personnalité : son grand ami Montgomery Clift eut un terrible accident de voiture au sortir d'une soirée donnée par la star. Elizabeth Taylor arriva la première sur les lieux du drame et découvrit son ami mourant, défiguré, la mâchoire éclatée. Elle lui sauva la vie en lui extirpant de la gorge ses propres dents qui l'étouffaient. Plus tard, Montgomery Clift lui offrit l'une de ces dents qu'elle fit monter en bijou et qu'elle porta longtemps. Rock'n roll !

Mais peu importent les ragots, le glamour, les frasques matrimoniales et même son combat exemplaire contre le SIDA dont elle fut, là encore, la première à relayer l'urgence en levant des dizaines de millions de dollars pour la recherche : c'est son incidence sur ma vie de cinéphile que je salue aujourd'hui à l'occasion de sa disparition. Nulle tristesse de pacotille ni pathétique compassion de fan énamouré, mais une juste reconnaissance envers une artiste qui, parmi d'autres, est à l'origine de ces pages et de la passion qui les anime encore aujourd'hui.

mercredi 16 mars 2011

The Social Network

C'est l'histoire d'un jeune type qui développe un truc cool et globalement inutile - c'est un utilisateur assidu qui l'écrit - en exploitant l'idée d'un autre avec l'argent d'un pote. Il le fait parce qu'il s'est pris un vent par sa copine de classe. Depuis, le truc en question est censé avoir révolutionné le monde ou à peu près. D'ailleurs ça vaut des milliards, ou plutôt c'est "évalué" à des milliards. Sa valeur étant déterminée par celle que lui accordent ses acheteurs potentiels, il n'y a aucune limite : 10, 50, 100 milliards $ ? En tout cas assez pour que chacun tienne à récupérer une part de ce gâteau aux allures de coquille vide : Facebook.

Après le tueur vintage de son enfance dans Zodiac et la fresque fantastico-mélodramatique de L'Etrange Cas de Benjamin Button, c'est donc à un sujet assez quelconque que décide de s'attaquer David Fincher : un biopic doublé d'une success-story comme Hollywood les aime. Avec tout de même une singularité de taille puisque l'aventure se poursuit plus que jamais aujourd'hui : Facebook fut créé en 2004, ouvert à tous en 2006, le livre de Ben Mezrich a été écrit en 2009 et le film dont il est tiré est sorti en 2010 en pleine Facebookmania. En somme du cinéma en temps - presque - réel, en parfaite adéquation avec son sujet, le web. Un film bien dans son époque également par le type de personnage qu'il décrit : un milliardaire post-ado, fruits de la génération startup où un jeune informaticien rusé peut se rêver nabab en quelques mois pour peu que des investisseurs voient en lui "l'Avenir".

David Fincher nous avait habitué à des sujets plus tordus, ou tout au moins plus intrigants. Mais la diversité est souvent la marque des cinéastes talentueux. Et c'est bien de talent dont il s'agit ici, car c'est avec une maîtrise rare que le cinéaste parvient à offrir un film brillant... à défaut d'être passionnant. Si, c'est possible !

S'il est bien question d'une success-story, on n'est pas exactement sur le registre Rocky Balboa. Nous avons affaire à une poignée de jeunes gens issus de l'Amérique la plus gâtée, des étudiants fortunés dans le cadre cosy de la prestigieuse université d'Harvard. C'est peu dire que côté "revanche" et "adversité", on navigue dans le relatif. Difficile de vibrer pour des personnages qui ne risquent absolument rien, si ce n'est réussir un peu moins que prévu. Aucun d'eux n'étant par ailleurs sympathique ou charismatique, l'identification ne pouvait décidément pas être un moteur déterminant du film.

Côté péripéties, on a connu plus échevelé : outre des préoccupations techniques parfois absconses échangées autour d'un clavier d'ordinateur, les ressorts de l'intrigue relèvent de la déception sentimentale de collégien, de trahisons standards ultra prévisibles, de conflits d'intérêts et d'affrontements feutrés par avocats interposés. Tout cela est en mode mineur et fleure bon le déjà vu sur petit ou grand écran. Et comme Facebook (le vrai) a obtenu modifications et coupes avant la sortie du film, il n'est pas facile d'envisager le tout comme un document.

Flairant donc les nombreuses faiblesses du projet, Fincher redouble d'intelligence pour livrer par contre-coup son film le plus dense, le plus sec et peut-être le plus efficace. Grâce à l'écriture nerveuse d'Aaron Sorkin, ses dialogues percutants, des jeunes comédiens tous excellents, un découpage stupéfiant, une image splendide toute fincherienne qui rehausse un décor fade ou corporate, le cinéaste évite les pièges tout en épurant habilement son style. Ce qui ne l'empêche pas de se lâcher ponctuellement avec quelques effets de manche jouissifs qui nous rappellent qu'il s'agit bien d'une œuvre de cinéma et pas d'un docudrama trendy : le plan d'ouverture, la courte séquence d'aviron ou les jumeaux "numériques".

Malgré les apparences, The Social Network est résolument un manifeste contre cette vieille idée convenue de la réalité dépassant la fiction. La réussite du film est liée essentiellement à la manière dont le sujet est transformé, interprété, sublimé par son (ses) auteur(s), sans jamais tomber ni dans l'hagiographie ou l'idéologie bêlante du winner, ni dans le pathos du "pauvre garçon trop riche". Sous la forme d'un documentaire factuel ou confié à un réalisateur sans saveur, The Social Network serait prodigieusement ennuyeux : le spectacle de la médiocrité ordinaire sous le lustre des milliards virtuels et de la réussite éclair 100% geek. David Fincher, lui, en profite pour nous offrir une saisissante leçon de cinéma. Exploit.